Terre de femmes - 01/07/2014

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Une écriture qui fait mouche

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15 août 1978. Mort de Francisco Barendson à San Carlos de Bariloche, Argentine. Desaparecido?

Elle tourne. Tourne. Tourne autour d’elle-même, litanies de phrases brèves enroulées à son histoire. Elle cherche, creuse cherche, remontée du temps au-delà du temps des souvenirs. Elle, c’est Samantha, la narratrice du Citronnier, texte autobiographique lié à la disparition du père, publié dans la collection 'poésie' de l’éditeur lyonnais Le Pédalo ivre.

Desaparecido? Non. Porté disparu après séquestration et tortures ? Non. Simplement retrouvé mort dans une chambre d’hôtel de Bariloche en Argentine alors que l’enfant avait à peine deux ans. De lui, de ce père si tôt disparu, elle ne possède que peu d’indices. Sur les origines italiennes de sa famille et sur l’exil. Sur les traversées de l’Atlantique. Sur les voyages du père. Son père était-il pilote ou représentant de commerce pour la firme automobile SEAT ? Était-il un héros — comme se plaît un moment à l’imaginer la narratrice – ou tout au contraire, un homme ordinaire installé dans ses vices de joueur, de fumeur et de coureur de jupons ? Sans doute ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre. Tout ce qu’elle sait de lui, elle le tient de ses oublis, de ses reconstitutions, de ses investigations, de ses suppositions :

Il aurait pu tomber dans la gueule du loup, il aurait pu mourir en victime, en héros, en martyr... » « Il aurait pu... / Mais il paraît...

Elle le tient aussi des autres. Du récit de ses grands-mères, avec points de suspension et silences, sur sa vie et sur sa mort :

Il paraît que, lorsqu’il est mort  / Il paraît que ça tient dans un vase...  /  Il paraît qu’ils sont allés en Espagne en bateau...  /  Il paraît qu’il aimait les femmes. Beaucoup. Trop. Il paraît qu’elle l’avait quitté...  /  Il paraît que son collègue de travail et lui ont été retrouvés morts dans le même lit... 

De lui, il lui reste six photos — qui disent la ressemblance de la fille et du père — ressemblance confirmée par d’autres indices physiques ; il reste un article de journal faisant mention de sa mort, un extrait d’acte de décès, un enregistrement récemment découvert qui livre à la narratrice le secret de sa voix. La voix de celui dont elle cherche opiniâtrement à reconstituer la silhouette éclatée, dispersée. Par fragments — un fragment par page —, la jeune femme assemble les pièces du puzzle, complète, un élément après l’autre, l’image qu’elle se construit de lui. « Mon père a maintenant une voix, un regard, une chemise à carreaux, un avion et un vase mais sa vie ressemble à un tableau de Braque ». Et l’histoire de Samantha Barendson à un « collage ». Objets et visages se superposent, s’intercalent mais la silhouette improbable toujours se dérobe. Ce qu’il reste de lui, si peu de choses. Tout juste une liste d’objets. Dix en tout.

Pas de quoi remplir une valise, pas de quoi remplir une page.

Et, parmi les menus objets personnels, le vase volé au Pérou. Vase et cendres. Reste enfin le fameux citronnier du jardin de Recoleta.

Lui, Il ne dort pas au cimetière de Recoleta, il ne dort plus entre les pierres, il ne dort plus du tout, il pousse, au milieu du jardin de ma grand-mère, il est devenu grand et vert et parfois il fleurit ou donne des fruits, mon papa-citronnier enraciné à la terre de Buenos Aires, loin de moi, de l’autre côté de l’eau, sur l’autre hémisphère... 

L’écriture aidant, au bout de quinze pages, la narratrice finit par écrire le mot papa. Et conclut le fragment par une phrase qui reviendra souvent par la suite : Tu fais chier papa.

Je ne dis jamais papa. Papa c’est enfantin, papa c’est quand il est là devant toi et que tu peux le toucher et lui dire tiens, regarde, papa, j’ai eu un vingt sur vingt en italien. Papa c’est pour lui dire je t’aime papa, pour lui dire tu fais chier papa.

Avec la disparition du père — une disparition qui n’en est pas vraiment une puisque le père est mort durant son sommeil —, l’enfant passe du statut de fille naturelle — fruit d’une liaison hors mariage — à celui d’orpheline. Au fur et à mesure que se dessinent les lignes d’un portrait possible — aussitôt démenti par un autre — se bousculent les questions concernant la vie du père, ses liaisons, ses amours. Questions brèves, introduites par la formule est-ce que, dix-huit fois répétée, avec quatre variantes. Questions qui portent sur les goûts du père et sur son caractère, sur son éventuel amour pour sa fille.

Est-ce qu’il aimait cuisiner ? Est-ce qu’il savait danser ? Est-ce qu’il chantait sous la douche ? [...] Est- ce qu’il fumait des pétards ? Est-ce qu’il jouait de la guitare ? [...] Était-il sévère ? M’aurait-il laissé sortir ? M’aurait-il protégée des hommes ? Aurait-il effrayé les prétendants ? [...] Est-ce qu’il m’aurait aimée ?

Questions sans réponses. Questions angoissantes que Samantha Barendson cherche à résoudre par l’écriture. Immortaliser le père. Et par-delà l’idéalisation un instant poursuivie, par-delà les interdictions et les interdits, tenter de lui restituer son vrai visage.

La vraie [?] figure du père au cœur de l’incessante quête de Samantha Barendson. L’écriture au centre de la quête. L’une à l’autre chevillée. Intimement et intensément. Rythmée par les répétitions anaphoriques qui scandent la page, l’écriture du Citronnier, idéale pour l’oralité, surprend par sa vivacité et par son humour.

S’il n’était pas mort.
S’il avait dit la vérité.
S’il avait trouvé l’amour. J’aurais pu avoir deux papas.
Pas grave.
J’ai mon citronnier.

Toute de tendresse et de force, l’écriture « performative » de Samantha Barendson fait mouche. Elle séduit et emporte. Une écriture percutante pour crier — derrière le tu fais chier papa — un je t’aime, papa pas si enfantin que ça !

Angèle Paoli