Intervention dans un cours d'Anthropologie - 13/01/2014

La classe de Master 2 du Dr Marie-Pierre Gibert, Maître de Conférence en Anthropologie à la Faculté d'Anthropologie et de Sociologie de l'Université Lumière-Lyon 2, invite Samantha Barendson & Grégoire Damon a intervenir auprès d'étudiants qui ont préalablement analysé deux de leurs textes.

Déménagements (de Samantha Barendson)

Elle n’a pas perdu les eaux, enceinte sur le bateau, je suis née à Espagne plutôt qu’en Argentine. De Barcelone à Madrid, ils ont perdu des sous, un commerce, un café et quelques dettes de jeu. De Madrid à Buenos Aires, ils ont perdu le reste, les bijoux, les billets et la petite monnaie. De Buenos Aires à México, elle a perdu mon père, les photos, les objets et tous les souvenirs. De México à Neuilly, j’ai perdu mon enfance, mes amis, mon école, ma maîtresse, mes poupées, leur maison, mes nounours, mes Lego, mon idiome, mes jouets et toutes mes habitudes. De Neuilly à Melun, j’ai perdu mon temps, à aimer des enfants que je ne verrais plus. De Melun à Lyon, j’ai perdu la campagne, les prairies, les ruisseaux, l’aventure, les bouquets de primevères, les coquelicots sauvages, la Vogue en septembre, le lac ou l’on patine, les chats que l’on poursuit, les ruelles voisines, les enfants dans la boue, les piles de magazines, les bonbons dérobés, les amours enfantines. De Lyon 9 à Lyon 3, j’ai perdu mon appareil dentaire et mon adolescence, mes deux chats, ma mère et ses petits plats, l’argent de poche, les lessives et les grasses matinées. De Lyon 3 à Lyon 7, j’ai perdu un cocker, un sofa, quelques bières, un petit rat. De Lyon 7 à Lyon 5, j’ai perdu une pile d’assiettes, un bol et quelques tasses, un chaton, un autre canapé, un ami argentin, un matelas, un sommier et six boules de naphtaline. De Lyon 5 à Lyon 1, j’ai perdu une mezzanine en bois, un ficus desséché, une paire de collants rouges et une boîte d’aspirine, une pointure, trois kilos, un centième à l’œil droit et deux tailles de pantalon. De Lyon 1 à Lyon 2, j’ai perdu un chauffage, un matelas et même deux tatamis, une sacoche, des bouquins et deux-cents grammes de riz. De Lyon 2 à Lyon 4, j’ai perdu un canapé Louis XV, des pans de toile de Jouy, un miroir renaissance, un DVD de Sissi, des rideaux rose-fille, des coussins assortis, un lustre de princesse, quelques grains de folie. À Lyon 4, j’ai perdu l’envie de déménager.

Flaques (de Grégoire Damon in Mon vrai boulot, éditions Le pédalo ivre, 2013)

à cette heure-ci la presqu'île
fait sécession
un peuple d'employés de sociétés de nettoyage
réclame l'autonomie

c'est le pays le plus dense du monde
en langues et en histoires
chaque homme chaque femme
porte un paquebot en soi

moi on ne me demandera pas de passeport
depuis le temps
qu'on me voit passer
il est quatre heures du matin et j'ai déjà des pieds pour éviter les flaques
et j'ai déjà des projets de cocktails Molotov
pour
échapper à la mélodie
qui tourne dans ma tête
des femmes sortent
allument des cigarettes
vident des seaux en plastiques

je salue en passant
des vieux massacres
des films muets

il y a sans doute quand même
une forme d'ivresse
car je vais titubant
ce matin il a plu du vomi d'étudiant

et le monde est très bien comme ça
indifférent


RÈGLE N°1 : LE MIGRANT EST UN MAMMIFÈRE AMPHIBIE AUX HABITUDES NOCTURNES. SON HABITAT NATUREL SE COMPOSE DE GRANDS SEAUX D'EAU SAVONNEUSE, DE DÉTERGENTS DIVERS, D'ÉPONGES, DE BALAIS, DE SERPILLÈRES.

détergents
eau savonneuse
c'était la seule mer disponible
elle n'a pas de côte
elle n'a pas de port
peu d'îles hospitalières
mais des indigènes
des sauvages
aveugles
à force d'être nocturnes
aux pieds palmés
à force de vivre là qui sait
légions
encore tout essoufflés de la traversée
quelques coquillages collés au tablier


RÈGLE N° 2 : LE MIGRANT NE DOUTE PAS DE L'EXISTENCE DE DIEU. C'EST DIEU QUI DOUTE DE L'EXISTENCE DU MIGRANT.

la ville qu'il habite
n'existe pas
elle a été engloutie
dans la poche d'un passeur
c'est peut-être pour ça
qu'il s'est fait plongeur

on ne dit pas à un homme arrivé là
qu'il est arrivé
on lui montre où sont les balais
il en prend un et il se tait

pour habiter un silence pareil
il a dû tuer son père et sa mère
brûler son village
et passer la frontière
sous les tirs des garde-barrière


RÈGLE N°3 : LE MIGRANT POSSÈDE DEUX DIMENSIONS TEMPORELLES DISTINCTES ET NON SOUMISES À LA GÉOMÉTRIE EUCLIDIENNE. CELA LUI PERMET, SELON LES DERNIÈRES CONCLUSIONS DE NOS RECHERCHES ENCORE TÂTONNANTES MAIS NÉANMOINS SÉRIEUSES, DE VIVRE À LA FOIS PARTOUT, ET NULLE PART.

ici
il n'y a plus de passé
et encore moins de présent
il n'y a que le silence des choses à récurer
et quelques sirènes au loin pour faire battre le cœur
au-delà, il y a la vraie vie

dans la vraie vie
le migrant a la soixantaine bien tassée
bedaine bien méritée
sept ou huit gosses bien récurés
et tous ceux qu'il a tués dans sa mémoire toutes ces années
lui font la fête
on vient en masse on admire sa charrette
avec tous ses machins chromés

tout est prêt
il n'y a plus qu'à attendre une quarantaine d'années


RÈGLE N°4 : LE FONCTIONNAIRE DE POLICE EN CHARGE DES FRONTIÈRES INTÉRIEURES EST UN PARASITE DU MIGRANT ; IL SE NOURRIT DE CHIFFRES ET D'IRRÉGULARITÉS RÉGLEMENTAIRES QUE LE MIGRANT NE LAISSE JAMAIS DE PRODUIRE PAR SA SEULE PRÉSENCE DANS L'ÉCOSYSTÈME.

les enquêteurs sont sur les dents
au début, ils l'aimaient bien
ils venaient le chercher une fois de temps en temps
pour se regonfler un peu
c'était leur pompe à statistiques en quelque sorte
même que c'est en grande pompe
qu'ils le ramenaient
jusqu'à des landes en forme de porte
jusqu'à des ports de mers mortes

mais maintenant
il leur fait un peu peur
il y a trop de ses doigts sur toutes les scènes de crime
c'est incompréhensible
on dirait que ce type est partout à la fois

RÈGLE N°5 : EN TANT QU'ESPÈCE DE MAMMIFÈRE OVIPARE, LE MIGRANT A LA PARTICULARITÉ DE NE COMPORTER QU'UN SEUL INDIVIDU, REPRODUIT À DES INFINITÉS D'EXEMPLAIRES ;

cinq millions de visages
dix couleurs de peau
deux sexes
cent vingt langues
toujours LUI

le migrant
l'étranger
le nulle-part
le jamais
le pas là
le pas-la-langue
ne vit
que sur des chemins empruntés
et soigneusement remis en place
et toujours, ses empreintes, partout
c'est que
c'est lui qui a construit cette ville
les belles maisons
les centres culturels
et les infrastructures

maintenant
les enquêteurs hésitent
s'il pouvait être agressif
ce serait plus simple
mais il ne bouge pas
il a la gueule d'un vieux rêve de gauche
ce type
il a le type
des rivets bien plantés sur les cales calfatées
dur à enlever
n'a pas une gueule à parler du racisme
il se tait
il se terre
dort dans des vieux débris de vélodrome d'hiver


RÈGLE N°6 : LE MIGRANT SE NOURRIT EXCLUSIVMENT D'UNE PLANTE OLÉIFÈRE RELATIVEMENT TOXIQUE APPELÉE LE RÊVE ;

le rêve
ce n'est pas du chiqué
il y en a plein les plages en Méditerranée
la mer a parfois un renvoi pendant la sieste
une petite dizaine de cadavres
arrivent à destination
avec quelque retard veuillez nous excuser

les riverains appellent ça la marée
d'autres
des citadins particulièrement qualifiés
amidonnés à la bonne volonté
aimeraient bien y coller des nageoires
l'appeler Béluga
pour pouvoir
déplorer un vrai désastre humain
nous
nous appelons ça quota
et maîtrise du flux migratoire


RÈGLE N°7 : UN MIGRANT SANCHANT MIGRER SANS BRONCHER PENDANT ASSEZ D'ANNÉES DEVIENT UN ÊTRE HUMAIN.

paraît qu'hier matin des voitures sont passées
ont ratissé toute la presqu'île
des bagnoles en civil
remplies de mains banalisées

main à panier
vaut la main à charter
ça
il le sait

mais cette fois
c'est passé à côté
migrant attend
attend que ça passe
dans une ou deux générations il y aura un LUI d'une autre race
à détester en bon français
en attendant
il est cinq heures
peut se poser sur son balai
respirer
vingt-quatre heures de répit
puis vingt-quatre heures
puis vingt-quatre heures


RÈGLE N°8 :
JE SUIS MIGRANT
TU ES MIGRANT
IL EST MIGRANT
NOUS SOMMES
PRESSÉS

nous avons un cœur
nous avons une âme
nous avons été belges à la fin du XIX ème
Polonais dans les années 20
Espagnols dans les années 30 puis
Italiens puis
Maghrébins
actuellement
Comoriens ou Africains

migrants nous avons été
mais maintenant il est six heures
les balais sont rangés
et la journée commence
et elle est peuplée
d'hommes
avec des visages
des noms
des numéros de série
des tenants et des aboutissants bien connus des enquêteurs
et tout est propre
et le fait que quelqu'un ait dû être là pour nettoyer
c'est
un souffle
à peine
une pensée
mais maintenant il est six heures
maintenant
nous sommes pressés